Bakary Sambe : Une communauté Internationale des vulnérables

SudOnLine – Le Portail de Sud Quotidien SENEGAL | « NOUS SOMMES DEVENUS, UNE MEME COMMUNAUTE DEVANT LA VULNERABILITE AU TERRORISME… »

Quasiment inconnu, il est sans doute, devenu malgré lui, un homme du monde grâce à la nature spécifique de ses études sur l’islam et les sociétés, mais encore par la qualité de ses enseignements au niveau de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Le docteur Bakary Sambe, puisque c’est de lui dont il est question ici, est l’auteur d’un rapport inédit sur les facteurs de radicalisation et perception du terrorisme chez les jeunes. Ce rapport paru en ce mois d’octobre avec le soutien de la Fondation Rosa Luxemburg fondé sur une étude de perception, dont la nouveauté de la méthodologie a causé des incompréhensions et un débat houleux au Sénégal, a eu le mérite de dégager des tendances assez rassurantes sur la capacité des communautés religieuses du pays à développer des résiliences communautaires. Certes le fait d’avoir prouvé le caractère ultra-minoritaire des courants salafistes et wahhabites (4%) et la prédominance de l’affiliation aux confréries (95%) n’a pas laissé indifférents certains mouvements qui ont longtemps contesté le soufisme, mais le rejet de l’extrémisme violent par plus de 90 % des jeunes, n’a cependant pas pu retenir l’attention face à un fort taux de chômage (36%) et la précarité chez cette catégorie qui, selon le Pr Sambe, vit une « angoisse existentielle qu’il faut prendre en charge ». Insistant longuement sur la nécessité de renforcer la cohésion sociale, l’auteur s’est beaucoup appesanti sur la nécessité de « mieux considérer les élites arabophones du pays pour éviter les frustrations et rejets nuisibles au contrat social sénégalais ». Dans une forme de ballade intellectuelle, philosophique et culturelle faite de questionnements et d’analyses, l’universitaire et le chercheur s’exprime avec cette forme d’aisance qui le caractérise sur le terrorisme dans le monde, les rapports entre l’Europe et le monde musulman mais aussi sur le devenir de la sécurité collective au temps des menaces transnationales en esquissant des solutions notamment expérimentées dans ses nombreuses missions à travers le Sahel et au sein du Timbuktu Institute qu’il dirige. Il lance les 10 et 11 novembre prochain à Thiès, le Programme « Educating for Peace », soutenu par l’Ambassade des Etats-Unis à Dakar et destiné aux jeunes élèves sénégalais pour favoriser la culture de la paix et renforcer la cohésion sociale au Sénégal comme mode résilience face à l’extrémisme violent ENTRETIEN.

Bakary Sambe, on parle beaucoup dans les approches de terrorisme islamiste pour ne pas le nommer depuis la fin de la guerre d’Irak si elle a pris fin. Il semble qu’il y a beaucoup d’amalgame autour avec les apparitions d’Al qaida, de Boko haram, des Shebabs et aujourd’hui Daech. Comment vous interprétez la question sachant qu’au plan géopolitique, il s’agit plus d’une thèse d’Etat tellement la question est complexe dans ses différentes composantes ?
 
Il serait un amalgame dangereux de faire porter de tels actes à l’islam en tant que religion de manière générale ou aux Musulmans dans leurs diverses composantes. Il ne faudrait pas non plus disculper certains groupes avec une lecture belliciste de l’islam, rejetée par la majorité des musulmans, dont les premières victimes sont d’ailleurs leurs coreligionnaires. La manipulation des symboles religieux pour des motifs politiques que toutes les religions ont connue (soit en croisades ou djihads) n’a pas épargné l’islam dont certaines franges se sont enfermées dans la lettre de textes au sens malléable à l’infini et souvent dans le mauvais sens.
 
 Il y a deux mouvements concomitants : la disparition subite en Occident de l’ennemi communiste qui a fait qu’au « péril rouge » d’antan s’est substitué le « péril vert » nourrissant tous les fantasmes jusqu’à fleurir le discours des extrêmes droites, ensuite, les Musulmans qui n’ont pas pu se relever de la décadence depuis la chute de Grenade en 1492, se sont agrippés sur des bribes d’identités à sauver au prix de mille bricolages idéologiques comme ceux qui avaient enfanté du salafisme d’Ibn Taymiyya. Ce dernier a pu faire des émules et s’est érigé en une pensée de crise, en doctrine de repli et d’inquisition telle que l’Europe l’avait connue au Moyen-Age. Les circonstances de l’affrontement Est-Ouest qui s’est matérialisé lors de la guerre d’Afghanistan que l’Occident a menée par procuration contre l’ennemi soviétique en s’appuyant sur des moudjahidines ont bouleversé notre monde contemporain.
 
 De la même manière que les chevaliers européens du Moyen-âge s’étaient aguerris en Orient dans la « guerre sainte » – terme originellement chrétien -, les combattants « islamistes » d’Afghanistan sous la houlette d’un certain Oussama Ben Laden soutenu par des pays du Moyen-Orient avec la bénédiction de leurs alliés occidentaux n’ont pas voulu s’arrêter en si mauvais chemin. Il fallait globaliser le Djihad et poursuivre le combat en développant une partition idéologique du monde en Dâr al-islam, domaine de l’Islam, et Dâr al-Harb, domaine de la guerre qui s’appliquait désormais à tout territoire résistant à leur volonté d’imposer le retour à un mythique islam des origines. Al-Qaida, Boko Haram et Daech sont ainsi, idéologiquement, nés, se développent en se reproduisant, malgré la diversité des contextes sociohistoriques.
 
Le monde, surtout l’Europe, vit aujourd’hui dans la peur de l’Islam, à cause de ses réponses qu’apportent de manière violente, tous ces gens sortis de nulle part des fois et qui semblent vouloir être des « dignes » représentants d’un certain Dieu de l’islam sur terre.  Qu’est-ce que l’Islam peut perdre dans ses rapports avec les autres religions par ces agissements parfois sensés, mais souvent bien insensés parce que récusant la mort par violence sous toutes ses formes ?
 
Après les évènements de Charlie Hebdo, j’avais défendu dans une tribune que les sociétés européennes et leurs communautés musulmanes devraient exorciser leur mal de vivre ensemble. Ce conflit est, aujourd’hui, profondément ancré dans une incompréhension mutuelle dont jouent aussi bien les droites nationalistes européennes que les partisans d’une lecture moyenâgeuse des textes et des faits fondateurs de l’islam. Lorsque des textes d’Ibn Taymiyya comme Al-çârim al-maslûl ‘alâ shâti al-rasûl (l’épée brandie sur celui qui insulte le Prophète) sont pris, sans aucun recul, pour référence par les tenants du salafisme et que de l’autre côté, des islamophobes en déduisent une nature proprement et essentiellement violente de l’islam au grand mépris de la diversité des réalités traversant cette religion, on en arrive au clash irréparable. Et, la haine ne fait que produire encore plus de haine ; cette surenchère qui habite aussi toutes les sociétés européennes ne sera dans l’intérêt de personne. Ni de l’Europe qui risque d’y perdre son âme humaniste, ni de ses citoyens musulmans qui ratent une belle opportunité de relecture et de réinterprétation intelligente de leur sacré qu’offre la cohabitation avec des sociétés démocratiques.
 
Le mal absolu est qu’il y a une sorte de rupture de dialogue entre religions qu’on veut instaurer pendant que ce débat était soulevé  par exemple dans des pays comme le nôtre, le Sénégal. Ici, on a évoqué au début des années 2000 avec le président Wade et avant lui, son prédécesseur, Abdou Diouf,  la nécessité d’un dialogue des religions ? Quand on croit au même Dieu, n’est-ce pas un peu bizarre qu’il y ait tant d’animosité ? Chrétiens, Musulmans, Juifs, n’est-ce pas jusqu’aux bouddhistes qui se le représente en bouddha, le même Dieu ? 
 
Le véritable drame est qu’une telle situation où extrémistes religieux comme politiques se frottent les mains, prêts à démontrer l’imminence du « choc des civilisations » fait que dans un pays comme la France qui a eu une longue tradition de vivre-ensemble avec l’islam même à des moments controversés de son histoire, on retourne au jeu des amalgames et dresse des murs d’incompréhension et de haine. Certains pyromanes idéologiques vont évoquer un affrontement entre un Occident idéalisé et un Orient fantasmé. Dans de telles constructions idéologiques, on tend à oublier que la France compte même plus de citoyens musulmans que certains pays membres de l’Organisation de Coopération Islamique. Il ne faudrait pas qu’on accepte les théories allant dans le sens d’une guerre entre l’Occident ou l’Europe et l’Islam. Il s’agit d’un choc des extrêmes – politiques comme religieux -qui ont d’ailleurs tout intérêt à ce que s’impose dans la confusion un tel discours essentialiste. Après toutes les attaques meurtrières que la majorité des musulmans a tout de suite condamnées à travers le monde, de soi-disant « représailles » sont perpétrées contre des lieux de culte musulmans.
 
Dans la situation présente d’une Europe qui s’interroge, le pire serait qu’on en arrive à un point où les évènements de France, d’Allemagne ou de Belgique prennent la tournure de la guerre intercommunautaire. Si cela arrivait, il faudra malheureusement s’attendre à ce que cela déborde  et embrase d’autres pays voisins.  Ce serait, alors, la victoire du camp de la haine qui sera incapable de réaliser même ses promesses de sécurité. Lors d’une conférence,  je disais aux étudiants de l’Université de Chemnitz dans l’Est de l’Allemagne que si vous avez pu faire tomber le mur de Berlin, il vous est aussi possible d’en faire autant avec celui de l’incompréhension avec l’Islam et qu’Al-Qaida et Pegida avaient le même combat et le même camp. La volonté des extrémistes ne doit pas faire infléchir celle de ceux qui ont le courage d’engager le dialogue en humanité. L’avenir est plutôt de côté-là !
 
Vous êtes universitaire, spécialiste des questions d’islam et de religion. Comment  expliquez-vous l’émergence subite de tels mouvements violents ? Est-ce un hasard ?
 
Le monde des idéologies a toujours eu horreur du vide de la même manière que la quête de sens est inhérente à l’Homme. L’affaiblissement des idéologies de gauche qui permettaient de contester les hégémonies politiques comme économiques et de proposer des alternatives même idéalistes à la toute-puissance du capital, a laissé un espace qui a été vite conquis ou récupéré par toutes formes d’illusions. Ainsi, même dans les contextes socioculturels qui s’étaient convaincus de la « mort de Dieu » et avaient engagé le mouvement « irréversible » de la sécularisation, le religieux et la manipulation de ses symboles ont subitement refait surface.
 
 Le terrorisme qu’un grand mufti du Nigéria considérait, avec quelques raisons, comme issu de la combinaison entre « l’arrogance des injustes » et « l’ignorance de ceux qui se sentent victimes », est devenu un phénomène qui n’a même pas épargné les enfants « perdus » des sociétés économiquement nanties. L’islam, lui, en produit de substitution idéologique, est devenu le nouveau syndicat unitaire des « damnés de la terre ». Ils ne sont plus seulement du Moyen-Orient, du Maghreb, de l’Afrique ou des communautés en mal d’intégration, mais les terroristes, tel qu’on l’a vu en Europe, peuvent désormais être de jeunes européens issus de familles chrétiennes. Jadis, ils allaient combattre l’impérialisme au Viet Nam, rêvaient de révolution et de plages sous les pavés en bons soixante-huitards ; aujourd’hui, ils vont se forger de nouvelles « identités meurtrières » en Syrie face à des sociétés et des systèmes politiques incapables d’offrir du sens !
 
Dans le jeu de la mort et de la terreur, on avait Boko Haram ; mais aujourd’hui plus que çà parce que nous avons aussi au Nord-Mali,  un peu partout dans la sous-région Aqmi, Ansardine et les shebabs un peu plus à l’est du continent en Somalie, au Kenya etc. On en est arrivé comment à cette situation ? Y-a-t-il des grilles de lecture différentes selon qu’on aborde une région par rapport à une autre ?
 
Il y a une évidence qui ne l’était pas lors des dernières décennies : c’est l’existence d’une communauté internationale en dehors du conglomérat des puissants armés du veto aux Nations Unies. Nous sommes devenus, par la force des choses, une seule et même communauté, désormais égalitaire devant la vulnérabilité au terrorisme ; que l’on soit à Gao, Tombouctou, Bruxelles, Alep ou Mïduguri. Il est clairement établie aujourd’hui que les solutions strictement sécuritaires et militaires ont déjà montré leurs limites dans la lutte contre le terrorisme : les Américains sont restés plus d’une décennie en Afghanistan sans éradiquer le phénomène des Talibans, malgré le mal nécessaire qu’a été Serval pour que le verrou de Konna ne saute pas et projeter les Djihadistes aux portes de Bamako, les groupes armés et terroristes pullulent encore dans la zone sahélienne. Les 200 hommes d’Al Mourabitoune sous l’égide de Mokhtar Belmokhtar, les 170 activistes d’Amadou Koufa du Front de Libération du Macina et les 2000 à 3000 hommes d’Abu Al-Moughira al-Qahtani positionnés en Libye, partie intégrante de l’Etat islamique auquel les 7000 hommes de Boko Haram ont fait allégeance sous l’égide d’Abou Bakr Shekau, hantent le sommeil de tous les Etats-majors militaires devant faire face à une nouvelle forme de guerre dite asymétrique. Une nouvelle forme de guerre sans front délimité, sans armée conventionnelle, avec un ennemi diffus, insaisissable et parfois, déjà à l’intérieur. C’est cela la dure réalité à laquelle toutes les nations devront désormais faire face.
 
Bakary Sambe, une des principales faiblesses de nos pays et du continent surtout vient également du manque de spécialistes comme vous sur ces questions de géopolitiques et d’anthropologie et de frontières. Le Professeur Yoro Fall (éminent spécialiste de l’histoire ancienne et de la protohistoire qui vient de nous quitter (paix à son âme) en avait fait son combat sur l’amélioration de nos connaissances sur les frontières du continent. Nos universités ne doivent-elles pas accompagner, faire analyser et comprendre ces mutations qui surviennent dans nos sociétés ?  Les comprend-t-on vraiment souvent ? 
 
Les Etats-nations sont aujourd’hui confrontés à une nouvelle réalité : le principe de souveraineté qui, jadis, structurait les rapports internationaux et les frontières, est aujourd’hui rudement remis en cause par le phénomène de la transnationalité des acteurs comme des idées. Il m’est difficile aujourd’hui de d’évoquer les frontières dans un monde devenu globalisé où circulent des offres et des modèles. C’est justement là où nos sociétés africaines devraient mener la bataille des idées en positionnant des offres authentiquement crédibles au risque de voir nos enfants devenir de simples consommateurs d’idéologies et non des apporteurs d’alternatives. A la porosité des frontières le plus souvent évoquée, il faudra ajouter celles des mentalités qui posent encore plus de problèmes à des jeunes conceptuellement désarmés et facilement captés par toutes les idéologies dans un monde virtuellement investis par tous les marchands d’illusions. C’est d’ailleurs cela qui a poussé à la création de Timbuktu Institute, en tant qu’espace de production de connaissances et de pensées africaines mobilisables pour faire face aux défis qui interpellent notre continent et le monde.
« Certains pyromanes idéologiques vont évoquer un affrontement entre un Occident idéalisé et un Orient fantasmé. »
 
Restons dans l’université et sa soif de savoir. Vous citez beaucoup Boko Haram dans vos communications et les influences de l’école de Maidiguri, une ville du nord du Nigeria, sur ce mouvement. Comment sont apparus ces espaces de rencontres pour faire émerger des mouvements aussi violents que Boko Haram ? 
 
Boko Haram auquel j’ai consacré mon dernier ouvrage est le produit de deux ruptures combinées : une rupture de repères et une rupture d’imaginaire. C’est aussi le fruit de frustrations accumulées comme du rejet d’un système éducatif par des jeunes se sentant rejetés. D’un problème originellement nigérian ; Boko Haram est devenu une menace régionale. La difficile vérité sur Boko Haram n’a jamais facilité l’analyse de son modus operandi et de son état réel. Aujourd’hui où le mouvement s’est définitivement scindé – entre la youssoufia originelle mise à mal par les offensives autour de Sambisa et les factions durablement installées sur le pourtour du Bassin du lac Tchad – tout un flou demeure même sur son leadership. Celui qu’on présente comme le successeur de Shekau (Abu Musab Al-Barnâwî) intronisé par « l’Etat islamique » reste un véritable fantôme : Abu Musab, est un énigmatique nom de guerre renvoyant à Abu Musab al-Zarqâwî et Al-Barnâwi ne signifie rien d’autre qu’un « originaire du Borno »! Le risque majeur est l’élargissement du front vers l’Afrique centrale – ravitaillement en armes oblige – en y parasitant les nombreux conflits ethnico-confessionnels pour nous mettre, dans l’avenir, en face d’un choc des extrêmes : islamisme radical et extrémisme évangélique !
 
Dans les approches de solutions que vous évoquez pour lutter contre ces mouvements et les possibilités de commettre des attentats dans les grandes villes, après Bamako, Ouaga, Abidjan, le principal atout des pays reste sans doute, selon vous dans la coopération, la nécessité de la médiation, mais aussi et encore, le refus de l’argent facile venant d’un certain monde arabe. Qui sont ces gens généreux donateurs, défenseurs d’une certaine forme de violence gratuite ?  Par quels moyens peut-on lutter contre eux ? 
 
La communauté internationale devient de moins en moins crédible sur ce discours de l’argent provenant de pays aux idéologies conquérantes. Il y a, à vrai dire, deux types de pays face à cet argent : ceux qui ont la prouesse technologique de vendre des rafales et des palaces dans les grandes capitales et ceux qui utilisent toutes les autres solutions alternatives au marché financier international avec de plus en plus de contraintes. Je crois que les solutions les plus efficaces contre le phénomène terroriste seront les plus inclusives. Je le disais récemment lors de la visite du ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve au Sénégal dans le cadre de la coopération anti-terroriste, il faut que le renforcement des capacités soit mutuel dans ce domaine car chaque pays a une valeur ajoutée dans ce combat.
 
 Je suggérais d’ailleurs que de la même manière que la France pouvait appuyer ses partenaires africains dans le domaine du renseignement et de l’anticipation, que l’Hexagone puisse s’inspirer, utilement, des modèles de résiliences communautaires développés par nos sociétés. Après le terrible attentat de Nice, nous avons reçu un groupe de jeunes français à Timbuktu Institute, venus s’inspirer du modèle sénégalais de vivre ensemble. Nous les avons fait rencontrer des jeunes étudiants de leur âge à Saint-Louis et dans d’autres villes. Ces interactions entre des jeunes issus de deux environnements différents, nous ont convaincus de la nécessité d’échanges de bonnes pratiques afin de sortir du tout-sécuritaire et de diversifier les moyens de lutte contre un phénomène multiforme et évolutif. L’écoute des jeunes et des communautés religieuses à travers les pays du Sahel m’a rendu sceptique face à la notion de dé-radicalisation à laquelle, avec mon ami, l’actuaire Mohamed Selmaoui, je préfère celle d‘«auto-réhabilitation par inclusion sociale » et sur laquelle nous travaillons depuis quelques temps avec de bons débuts de succès. Des jeunes ont complètement changé de comportements et de cap grâce à cette expérience au sein de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique qu’abrite notre Institut.
« Il y a, à vrai dire, deux types de pays face à cet argent : ceux qui ont la prouesse technologique de vendre des rafales et des palaces dans les grandes capitales et ceux qui utilisent toutes les autres solutions alternatives au marché financier international avec de plus en plus de contraintes. »
 
Il est clair qu’on fustige aussi l’attitude de la France, ancienne puissance coloniale un peu partout en Afrique et dans le monde. Mais, nos fragiles Etats, nos armées, sont-elles en capacité de lutter efficacement contre un tel péril quand on a vu ce qui s’est passé et se passe encore dans le Nord-Mali ?
 
S’agissant des récentes interventions françaises au Mali avec Serval et dans le Sahel dans le cadre de Barkhane, il faut noter qu’à chaque fois ce sont nos Etats eux-mêmes qui sollicitent l’intervention de la France. C’est eux-mêmes qui jouent à cette schizophrénie politique, souvent, à des desseins populistes. Je préfère donc le terme de « nouveau partenaire stratégique » à celui d’« ancienne puissance coloniale » ; non pas que je justifie une quelconque ingérence mais que, simplement, je suis de la génération qui n’a pas connu la colonisation. Nous ne nourrissons aucun complexe face aux Français de notre âge avec qui nous avons partagé les amphithéâtres des universités et dont nous avons même formé un certain nombre en France et nous continuons de recevoir des étudiants français en stage dans nos Instituts dont l’expertise est reconnue en Europe par nos pairs. Moi, je crois à la compétence et aux capacités de nos forces de défense et de sécurité qui ont fait les meilleures écoles de guerre au monde et qui se sont distinguées sur les fronts les plus difficiles lors de crises majeures. Le seul problème est d’ordre matériel. Et, cela relève moins d’un manque de moyens financiers que de choix politiques adéquats.
 
Deux dernières questions, Bakary Sambe.  Vous avez sans doute eu l’audace, mais surtout l’intelligence de vous intéresser à une question aussi vieille que le monde, celle des religions. Sujet complexe comme disait Voltaire qui parlait de Dieu, comme une « infamie » ; mais surtout, sujet de débat permanent sur la critique de la raison pure. Marx n’avait-il pas raison finalement de dire «  la religion est l’opium du peuple » finalement ? 
 
L’étude du religieux a traversé tous mes travaux universitaires : des relations internationales qui me passionnent à l’anthropologie qui m’aide tant à sortir du juridisme institutionnel en sciences politiques. Mais, comme le disait le même Marx que vous citez, « la religion est la théorie générale du monde ». On a souvent, idéologiquement, cité Marx en s’arrêtant sur « l’opium du peuple » ; alors que dans le même ouvrage, « La critique de la philosophie du droit chez Hegel », il définit la religion comme, « l’esprit de situations d’où l’esprit est exclu » ou encore, aspect que l’on a toujours occulté « l’arôme spirituel du monde ».
 
Notre monde contemporain lui redonne raison par la résurgence parfois imprévue et habituelle de la quête du sens comme le propre de l’humain. Même dans les sociétés européennes fortement sécularisées, la désaffection par rapport au christianisme classique a eu comme corollaire la résurgence du phénomène sectaire ; Je ne parle même pas des sociétés du Sud qui n’ont pas subi les conséquences philosophiques et mentales d’une théorie de la « mort de Dieu » que Nietzsche avait, un moment, ressuscitée. Aujourd’hui, plus que jamais, face aux tueries insensées et la quête meurtrière d’un sens pour la vie de la part de jeunes voulant survivre dans nos mémoires et nos consciences par le suicide, l’idée marxienne souvent occultée de la religion comme « l’âme d’un monde sans cœur » se comprend éloquemment !
« L’islam, lui, en produit de substitution idéologique, est devenu le nouveau syndicat unitaire des « damnés de la terre ».
 
Racontez-nous en quelques lignes Bakary Sambe. Qui est-il ? Quels ont été son éducation et son profil d’élève et d’étudiant ?  
 
Si je pouvais me définir, je dirais que je suis le produit hybride des écoles coraniques et françaises, jamais sevré de la mamelle spirituelle africaine qui nourrit ma réflexion et mon désir d’aller à la rencontre du monde. Très attaché à ma ville natale de Mbour et au Sénégal que j’ai regagné après un doctorat en science politique et un master en études arabes et islamiques à Lyon que j’ai rejoint après le lycée Charles de Gaulle de Saint-Louis non sans errer entre l’Egypte et la Jordanie. Aujourd’hui en fidèle habitant de Mbour, je partage ma vie professionnelle entre l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et le Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies que j’ai fondé en 2016.
Ma passion est d’y accueillir des chercheurs du monde entier, mais encore, contribuer à la formation de jeunes africains conscients fiers de leur héritage et conscients de leur responsabilité pour l’avenir du continent. Si, après la famille, l’écriture et la vie spirituelle, les voyages à travers le monde pour porter une bonne parole africaine en faveur d’un monde de paix, il me reste un peu de temps, je le consacre, volontiers, souvent à l’accompagnement des jeunes dans leurs travaux de recherche, d’emplois et d’insertion.