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La communauté internationale devient peu crédible sur le rôle de l’argent d’ailleurs dans la radicalisation

Dans ce dernier jet de l’interview que Dr Bakary Sambe a accordée à Sud, l’universitaire évoque le risque de l’élargissement du front Boko Haram vers l’Afrique centrale. Et cela, dit-il, du fait du flou qui demeure sur le leadership de ce mouvement.

Bakary Sambe, une des principales faiblesses de nos pays et du continent vient également du manque de spécialistes comme vous sur ces questions de géopolitiques, d’anthropologie et de frontières. Le Professeur Yoro Fall (éminent spécialiste de l’histoire ancienne et de la protohistoire qui vient de nous quitter (paix à son âme) en avait fait son combat pour améliorer  nos connaissances sur les frontières du continent. Nos universités ne doivent-elles pas accompagner, faire analyser et comprendre ces mutations qui surviennent dans nos sociétés ?  Les comprend-t-on vraiment ? 
 
Les Etats-nations sont aujourd’hui confrontés à une nouvelle réalité : le principe de souveraineté qui, jadis, structurait les rapports internationaux et les frontières, est aujourd’hui rudement remis en cause par le phénomène de la transnationalité des acteurs comme des idées. Il m’est difficile aujourd’huid’évoquer les frontières dans un monde devenu globalisé où circulent des offres et des modèles. C’est justement là où nos sociétés africaines devraient mener la bataille des idées, en positionnant des offres authentiquement crédibles au risque de voir nos enfants devenir de simples consommateurs d’idéologies et non des apporteurs d’alternatives. A la porosité des frontières le plus souvent évoquée, il faudra ajouter celles des mentalités qui posent encore plus de problèmes à des jeunes conceptuellement désarmés et facilement captés par toutes les idéologies dans un monde virtuellement investis par tous les marchands d’illusions. C’est d’ailleurs cela qui a poussé à la création de Timbuktu Institute, en tant qu’espace de production de connaissances et de pensées africaines mobilisables pour faire face aux défis qui interpellent notre continent et le monde.
 
Restons dans l’université et sa soif de savoir. Vous citez beaucoupBoko Haram dans vos communications et les influences de l’école de Maidiguri, une ville du nord du Nigeria, sur ce mouvement. Comment sont apparus ces espaces de rencontres pour faire émerger des mouvements aussi violents que Boko Haram ? 
 
Boko Haram auquel j’ai consacré mon dernier ouvrage est le produit de deux ruptures combinées : une rupture de repères et une rupture d’imaginaire. C’est aussi le fruit de frustrations accumulées comme du rejet d’un système éducatif par des jeunes se sentant rejetés. D’un problème originellement nigérian, Boko Haram est devenu une menace régionale. La difficile vérité sur Boko Haram n’a jamais facilité l’analyse de son modus operandi et de son état réel. Aujourd’hui, alors que le mouvement s’est définitivement scindé – entre la youssoufia originelle mise à mal par les offensives autour de Sambisa et les factions durablement installées sur le pourtour du Bassin du lac Tchad – tout un flou demeure même sur son leadership. Celui qu’on présente comme le successeur de Shekau (Abu Musab Al-Barnâwî)intronisé par « l’Etat islamique » reste un véritable fantôme : Abu Musab, est un énigmatique nom de guerre renvoyant à Abu Musab al-Zarqâwî et Al-Barnâwi ne signifie rien d’autre qu’un « originaire du Borno »! Le risque majeur est l’élargissement du front vers l’Afrique centrale – ravitaillement en armes oblige – en y parasitant les nombreux conflits ethnico-confessionnels pour nous mettre, dans l’avenir, en face d’un choc des extrêmes : islamisme radical et extrémisme évangélique !
 
Dans les approches de solutions que vous évoquez pour lutter contre ces mouvements et les possibilités de commettre des attentats dans les grandes villes, après Bamako, Ouaga, Abidjan, le principal atout des pays reste sans doute, selon vous dans la coopération, la nécessité de la médiation, mais aussi et encore, le refus de l’argent facile venant d’un certain monde arabe. Qui sont ces gens généreux donateurs, défenseurs d’une certaine forme de violence gratuite ?  Par quels moyens peut-on lutter contre eux ? 
 
La communauté internationale devient de moins en moins crédible sur ce discours de l’argent provenant de pays aux idéologies conquérantes. Il y a, à vrai dire, deux types de pays face à cet argent : ceux qui ont la prouesse technologique de vendre des rafales et des palaces dans les grandes capitales et ceux qui utilisent toutes les autres solutions alternatives au marché financier international avec de plus en plus de contraintes. Je crois que les solutions les plus efficaces contre le phénomène terroriste seront les plus inclusives. Je le disais récemment lors de la visite du ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve au Sénégal dans le cadre de la coopération anti-terroriste, il faut que le renforcement des capacités soit mutuel dans ce domaine car chaque pays a une valeur ajoutée dans ce combat.
 
 Je suggérais d’ailleurs que de la même manière que la France pouvait appuyer ses partenaires africains dans le domaine du renseignement et de l’anticipation, que l’Hexagone puisse s’inspirer, utilement, des modèles de résiliences communautaires développés par nos sociétés. Après le terrible attentat de Nice, nous avons reçu un groupe de jeunes français à Timbuktu Institute, venus s’inspirer du modèle sénégalais de vivre ensemble. Nous les avons fait rencontrer des jeunes étudiants de leur âge à Saint-Louis et dans d’autres villes. Ces interactions entre des jeunes issus de deux environnements différents, nous ont convaincus de la nécessité d’échanges de bonnes pratiques afin de sortir du tout-sécuritaire et de diversifier les moyens de lutte contre un phénomène multiforme et évolutif. L’écoute des jeunes et des communautés religieuses à travers les pays du Sahel m’a rendu sceptique face à la notion de dé-radicalisation à laquelle, avec mon ami, l’actuaire Mohamed Selmaoui, je préfère celle d‘«auto-réhabilitation par inclusion sociale » et sur laquelle nous travaillons depuis quelques temps avec de bons débuts de succès. Des jeunes ont complètement changé de comportements et de cap grâce à cette expérience au sein de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique qu’abrite notre Institut.
 
Il est clair qu’on fustige aussi l’attitude de la France, ancienne puissance coloniale un peu partout en Afrique et dans le monde. Mais, nos fragiles Etats, nos armées, sont-elles en capacité de lutter efficacement contre un tel péril quand on a vu ce qui s’est passé et se passe encore dans le Nord-Mali ?
 
S’agissant des récentes interventions françaises au Mali avec Serval et dans le Sahel dans le cadre de Barkhane, il faut noter qu’à chaque fois ce sont nos Etats eux-mêmes qui sollicitent l’intervention de la France. C’est eux-mêmes qui jouent à cette schizophrénie politique, souvent, à des desseins populistes. Je préfère donc le terme de « nouveau partenaire stratégique » à celui d’« ancienne puissance coloniale » ; non pas que je justifie une quelconque ingérence mais que, simplement, je suis de la génération qui n’a pas connu la colonisation. Nous ne nourrissons aucun complexe face aux Français de notre âge avec qui nous avons partagé les amphithéâtres des universités et dont nous avons même formé un certain nombre en France et nous continuons de recevoir des étudiants français en stage dans nos Instituts dont l’expertise est reconnue en Europe par nos pairs. Moi, je crois à la compétence et aux capacités de nos forces de défense et de sécurité qui ont fait les meilleures écoles de guerre au monde et qui se sont distinguées sur les fronts les plus difficiles lors de crises majeures. Le seul problème est d’ordre matériel. Et, cela relève moins d’un manque de moyens financiers que de choix politiques adéquats.
 
Deux dernières questions, Bakary Sambe. Vous avez sans doute eu l’audace, mais surtout l’intelligence de vous intéresser à une question aussi vieille que le monde, celle des religions. Sujet complexe comme disait Voltaire qui parlait de Dieu, comme une « infamie » ; mais surtout, sujet de débat permanent sur la critique de la raison pure. Marx n’avait-il pas raison finalement de dire «  la religion est l’opium du peuple » finalement ? 
 
L’étude du religieux a traversé tous mes travaux universitaires : des relations internationales qui me passionnent à l’anthropologie qui m’aide tant à sortir du juridisme institutionnel en sciences politiques. Mais, comme le disait le même Marx que vous citez, « la religion est la théorie générale du monde ». On a souvent, idéologiquement, cité Marx en s’arrêtant sur « l’opium du peuple » ; alors que dans le même ouvrage, « La critique de la philosophie du droit chez Hegel », il définit la religion comme, « l’esprit de situations d’où l’esprit est exclu » ou encore, aspect que l’on a toujours occulté « l’arôme spirituel du monde ».
Notre monde contemporain lui redonne raison par la résurgence parfois imprévue et habituelle de la quête du sens comme le propre de l’humain. Même dans les sociétés européennes fortement sécularisées, la désaffection par rapport au christianisme classique a eu comme corollaire la résurgence du phénomène sectaire. Je ne parle même pas des sociétés du Sud qui n’ont pas subi les conséquences philosophiques et mentales d’une théorie de la « mort de Dieu » que Nietzsche avait, un moment, ressuscitée. Aujourd’hui, plus que jamais, face aux tueries insensées et la quête meurtrière d’un sens pour la vie de la part de jeunes voulant survivre dans nos mémoires et nos consciences par le suicide, l’idée marxienne souvent occultée de la religion comme « l’âme d’un monde sans cœur » se comprend éloquemment !
 
Racontez-nous en quelques lignes Bakary Sambe. Qui est-il ? Quels ont été son éducation et son profil d’élève et d’étudiant ? 
 
Si je pouvais me définir, je dirais que je suis le produit hybride des écoles coraniques et françaises, jamais sevré de la mamelle spirituelle africaine qui nourrit ma réflexion et mon désir d’aller à la rencontre du monde. Je reste très attaché à ma ville natale de Mbour et au Sénégal que j’ai regagné après un doctorat en science politique et un master en études arabes et islamiques à Lyon que j’ai rejoint après le lycée Charles de Gaulle de Saint-Louis non sans errer entre l’Egypte et la Jordanie. Aujourd’hui en fidèle habitant de Mbour, je partage ma vie professionnelle entre l’Université Gaston Berger de Saint-Louis et le Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies que j’ai fondé en 2016.
Ma passion est d’y accueillir des chercheurs du monde entier, mais encore, contribuer à la formation de jeunes africains conscients fiers de leur héritage et conscients de leur responsabilité pour l’avenir du continent. Si, après la famille, l’écriture et la vie spirituelle, les voyages à travers le monde pour porter une bonne parole africaine en faveur d’un monde de paix, il me reste un peu de temps, je le consacre, volontiers, souvent à l’accompagnement des jeunes dans leurs travaux de recherche, d’emplois et d’insertion.